Dans le sud-ouest de la Nouvelle-Ecosse, la municipalité de Clare regroupe plus de 25 petits villages qui s’échelonnent sur une cinquantaine de kilomètres le long de la Baie Sainte-Marie, entre les villes de Digby et Yarmouth. D’origine acadienne et francophone, la grande majorité des habitants de Clare sont encore capables de soutenir une conversation dans les deux langues officielles[1]. C’est d’ailleurs la seule municipalité de la province à offrir ses services en français et en anglais. De même, la municipalité accueille sur son territoire l’Université Sainte-Anne, la seule université francophone de la province. Il est donc naturel qu’elle ait été retenue dans les 14 communautés francophones accueillantes du Canada (hors Québec), où les nouveaux arrivants peuvent vivre et s’épanouir en français.
Depuis la fondation du canton de Clare en 1768, la communauté acadienne n’aurait jamais obtenu un tel résultat sans un peuplement initial homogène en français et une bonne représentation dans la législature provinciale. Elle doit aussi beaucoup à son premier prêtre résident, l’abbé français Jean-Mandé Sigogne, un missionnaire autoritaire et intransigeant, mais aussi généreux et dévoué, arrivé en juillet 1799 dans la région. Véritable pionnier de l’éducation en français, le père Sigogne est considéré comme le précurseur du collège privé qui a précédé l’Université Sainte-Anne, fondé en 1890 à la Pointe-de-l’Eglise (Clare). Aujourd’hui, l’Université Sainte-Anne est une université bien ancrée dans les cinq principales régions acadiennes et francophones de la province. Voici une brève histoire de cette fière université francophone et de son ancrage communautaire…
Un pionnier de l’éducation en français
Revenons au début du 19e siècle, dans le sud-ouest de la Nouvelle-Ecosse. Le père Sigogne vient de fonder les deux paroisses Sainte-Marie, à la Baie Sainte-Marie, et Sainte-Anne, plus au sud, dans l’actuelle municipalité d’Argyle. Partageant son temps entre les deux paroisses, il a établi sa résidence principale à la Baie Sainte-Marie, où les familles acadiennes sont les plus nombreuses. Installées le long de la côte, au gré des concessions de terres, ces familles habitent déjà un long chapelet de petits villages homogènes à majorité francophone. Pendant longtemps, en profitant surtout des ressources forestières locales, abondantes et de qualité, ces Acadiens ont bénéficié d’une économie moins centrée sur la mer qu’à Argyle.

Pourtant, l’économie n’est pas tout. Très vite, le père Sigogne constate amèrement la dure réalité locale. Les Acadiens sont restés pauvres et illettrés, bien peu enclins à faire instruire leurs enfants à l’école. On peut les comprendre. Qui les aurait aidés dans leurs travaux quotidiens, à la maison, en forêt, en mer ou dans les champs ? Néanmoins, comment espérer que leurs enfants puissent peser un jour, sans instruction, sur la société qui les entoure, majoritairement anglophone ? Convaincu qu’il faut lutter inlassablement contre l’illettrisme, le père Sigogne crée, peu après son arrivée, une petite école à la Pointe-de-l’Eglise, où il enseigne à quelques enfants le catéchisme, la lecture et l’écriture. Jusqu’à sa mort, en 1844, il n’a pas ménagé ses efforts pour que les jeunes Acadiens soient instruits en français.
Le système provincial des écoles publiques ne s’était mis en place que lentement, à partir de 1811. Les enseignants francophones étaient peu nombreux et c’est seulement en 1841 que les écoles de langue française ont été formellement autorisées[2]. Dès 1867, d’autres écoles publiques ont été créées dans la région, mais les garçons[3] ne pouvaient pas poursuivre leurs études en français au-delà de la neuvième année. C’est pour combler cette lacune que les pères eudistes ont fondé le Collège Sainte-Anne en août 1890. Le contexte du « Réveil acadien » s’y prêtait à merveille. Au même moment, s’achevait en effet la troisième convention nationale des Acadiens, à la Pointe-de-l’Eglise, dans une ferveur propice à la création d’un collège de langue française à la Baie Sainte-Marie.
Du collège classique à l’université laïque
A ses débuts, le Collège Sainte-Anne hésite sur la stratégie à suivre. Souhaite-t-on un collège français ou anglais, classique ou commercial ? Les Eudistes cherchent à recruter des élèves acadiens de la Nouvelle-Ecosse, ce qui s’avère difficile, car les familles acadiennes sont pauvres. Après deux décennies de tâtonnement, ils adoptent finalement un programme classique proche de celui des collèges du Québec, mais avec un enseignement bilingue. En 1952, le collège compte 188 élèves (garçons), dont 100 provenant de la Nouvelle-Ecosse, 45 du Québec et les autres du Nouveau-Brunswick et des Etats-Unis. A la fin des années 1960, la grande réforme du système d’éducation au Québec conduit à la disparition des collèges classiques (privés et payants). Le Collège Saint-Anne perd alors le recrutement des étudiants québécois. Manquant de ressources humaines et financières, les Eudistes ont fini par renoncer à l’administration du collège.

En juin 1971, l’Acadien Louis-Roland Comeau, député au Parlement d’Ottawa, est nommé premier président (futur recteur) du Collège Sainte-Anne devenu une université laïque. Sa conviction est que l’université doit afficher son identité particulière, bilingue à caractère français, au service de la communauté acadienne et francophone de la province. Sous son rectorat, parmi les travaux d’aménagement engagés, le Centre acadien (centre d’archives) est ouvert en 1972 et la bibliothèque Louis-R. Comeau en 1977. L’actuel programme d’immersion française langue seconde, où seul le français est permis, date également de 1972. L’Université Sainte-Anne a connu ensuite d’autres aménagements de son campus et surtout une expansion territoriale qui lui a donné sa physionomie actuelle…
En 1988, le gouvernement de la Nouvelle-Ecosse réorganise l’enseignement supérieur collégial de la province (technique et professionnel) et créé le Collège de l’Acadie pour ajouter une composante française à son réseau collégial. Constitué de six centres[4] de formation dans les régions acadiennes, le Collège de l’Acadie adopte la formule de l’enseignement à distance. Il accueille ses premiers étudiants en 1992, puis fusionne avec l’Université Sainte-Anne en 2002. Depuis cette date, l’Université Sainte-Anne propose aussi des programmes collégiaux dans ses cinq campus régionaux, consolidant ainsi son ancrage dans les principales régions acadiennes et francophones de la Nouvelle-Ecosse.
En mémoire de l’histoire acadienne
Depuis sa fondation en 1890, l’Université Sainte-Anne a joué un rôle majeur dans la formation des élites acadiennes et la préservation de la langue française, tout en accueillant des étudiants internationaux. Elle héberge aujourd’hui, à la Pointe-de-l’Eglise, de précieux témoignages de l’histoire acadienne de la Baie Sainte-Marie.

Dans le campus de l’université, face au centre d’information touristique (Rendez-vous de la Baie), se situe le Monument de l’Odyssée acadienne, qui commémore l’installation des premiers colons acadiens. En lisière ouest du Petit Bois qui jouxte le campus, on trouve le Monument Sigogne 200e, inauguré en 1999 pour honorer le 200e anniversaire de l’arrivée du père Sigogne dans la région.
Un peu plus au nord, à l’Anse des Belliveau, le site de la Pointe-à-Major marque l’emplacement du premier cimetière acadien de la Baie Sainte-Marie et de sa première messe. A la Pointe-de-l’Eglise, on peut encore admirer l’Eglise Sainte-Marie, la plus grande église en bois d’Amérique du nord, dont l’avenir est cependant compromis.
Heureusement, le Congrès mondial acadien en août 2024, dans le sud-ouest de la Nouvelle-Ecosse, offre l’opportunité aux autorités locales de porter un projet de modernisation de l’Excursion interprétative des Côtes acadiennes. Ce projet permet de mieux promouvoir le patrimoine acadien et les expériences touristiques locales. Enfin, grand moment annuel de célébration culturelle et patrimoniale depuis 1955, le Festival acadien de Clare est le festival acadien le plus ancien du monde. La mémoire acadienne de la région est toujours bien gardée.
Image d’en-tête : Bâtiments d’entrée de l’Université Sainte-Anne, à Pointe-de-l’Eglise (Photo Jean-Marc Agator).
Jean-Marc Agator
Paris, France
Sources principales
Ross, Sally, et J. Alphonse Deveau ; Les Acadiens de la Nouvelle-Ecosse, hier et aujourd’hui ; Les Editions d’Acadie, Moncton, 1995.
Université Sainte-Anne : site 125 années d’histoire(s) à raconter.
[1] 68,5% des 7678 habitants de Clare (Statistiques Canada 2021).
[2] Voir sur ce site l’article générique « Un long combat pour l’éducation en français ».
[3] Les filles devaient se contenter d’un couvent des Sœurs de la Charité, à Pointe-de-l’Eglise ou à Meteghan, où les études secondaires étaient en anglais.
[4] Pointe-de-l’Eglise (coordination), Halifax, Tusket, Petit-de-Grat et Saint-Joseph-du-Moine en Nouvelle-Ecosse, avec un sixième centre à l’Île-du-Prince-Edouard.