centre de développement coopératif chéticamp

Chéticamp. La coopération pour sauver la communauté

Sur la côte nord-ouest de l’île du Cap-Breton, les Acadiens sont rassemblés dans le village de Chéticamp et sa région, dans la plus francophone des trois subdivisions de la municipalité du comté d’Inverness[1]. Bien que l’industrie de la pêche domine l’économie de la région depuis la fondation du village, en 1785, le tourisme présente des perspectives de croissance prometteuses. La célèbre piste Cabot longe les côtes de la région, de village en village, puis traverse le Parc national des Hautes-Terres-du-Cap-Breton, en offrant des vues spectaculaires sur des paysages de toute beauté. Grâce au bon positionnement de leur village à l’entrée sud-ouest du parc national, les Acadiens de Chéticamp peuvent profiter pleinement du dynamisme économique du nord du Cap-Breton.

Par ailleurs, l’éloignement géographique a largement contribué à préserver la culture acadienne et francophone des Acadiens de la région de Chéticamp, même s’ils ont longtemps été pénalisés à l’école pour leur éducation en français[2]. Pourtant, au début du 20e siècle, face à une situation économique détestable, ils ont dû choisir, dans un réflexe salutaire, un mode de vie protégeant leur avenir économique : la coopération. Voici pourquoi…

La pauvreté comme perspective

Nous sommes en 1790. Quatorze chefs de famille pionniers de Chéticamp viennent de recevoir en concession 2800 hectares de terres que le gouvernement de l’île du Cap-Breton leur demande de répartir entre les familles acadiennes. Nommés les Quatorze Vieux, ces pionniers sont considérés comme les fondateurs du village. Jusqu’en 1830, d’autres colons acadiens se sont installés à Chéticamp et le long de la côte, formant un chapelet de villages adjacents dont la population est homogène à majorité francophone. Que venaient-ils chercher dans cette région éloignée, au sol montagneux et pauvre, qui ne tolère guère qu’une agriculture de subsistance ? Attirés bien entendu par les perspectives d’emplois dans l’industrie de la pêche, ils ne s’attendaient cependant pas à subir un tel degré de dépendance…

charles robin
Portrait de Charles Robin (1743-1824), homme d’affaires le plus connu de la famille Robin de Jersey (Auteur anonyme, domaine public)

En 1790, les Robin, des marchands anglicans et bilingues de l’île de Jersey, exploitaient un poste de pêche depuis une vingtaine d’années sur l’île de Chéticamp. Parmi les poissons pêchés, la morue était l’espèce qui se conservait le mieux, une fois séchée, et se vendait le mieux sur les marchés internationaux. Pour alimenter cette industrie florissante, les Robin ont recruté de nombreux pêcheurs et autres travailleurs acadiens, formant une main d’œuvre permanente mais captive. Ils ont en effet exercé, jusqu’à la fin du 19e siècle, un monopole impitoyable sur l’industrie de la pêche à Chéticamp, entraînant des conséquences catastrophiques pour leurs employés acadiens et leurs familles…

Pour l’essentiel, la compagnie Robin était propriétaire des barques et des agrès de pêche qu’elle louait aux pêcheurs acadiens contre un dixième de leurs prises. Les pêcheurs n’étaient pas payés en argent mais crédités en morue comptabilisée à l’automne. Ils recevaient en échange les denrées alimentaires au magasin de la compagnie, ou les achetaient à crédit, ce qui les liait à la compagnie. Ce système de vente à crédit très strict, conjugué à des conditions de travail déplorables, n’a généré que de l’endettement, de la pauvreté et de l’amertume chez les Acadiens. Pire encore, les seuls marchands concurrents des Robin, les Lawrence, pratiquaient le même système. Malgré les initiatives[3] de leur prêtre francophone le plus influent, Pierre Fiset, pour briser ce monopole, il fallait aux Acadiens un vrai sursaut collectif pour obtenir leur libération économique et échapper à la misère…

Le sursaut de la coopération

Le sursaut collectif survient en 1915, quand un groupe de pêcheurs de Chéticamp fonde la toute première coopérative de vente des Maritimes. En réalité, leur initiative visionnaire ne faisait qu’anticiper un formidable mouvement coopératif qui allait se propager à partir des années 1930 dans les Maritimes. Ce mouvement d’inspiration catholique libérale, né en Nouvelle-Ecosse, à Antigonish, préconisait l’éducation des adultes et la création de coopératives pour répondre aux besoins de leurs membres, dont les profits leur sont redistribués. Sous l’influence de ce mouvement, c’est à Chéticamp, bien plus que dans toute autre région acadienne, que les coopératives ont connu le succès auprès de la population.

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Enseigne de la coopérative artisanale de Chéticamp en 2009, incluant aussi un restaurant acadien (Auteur Paul Joseph, licence CC BY 2.0)

En 1980, six coopératives de la région de Chéticamp fondent le Conseil coopératif acadien de la Nouvelle-Écosse, afin de discuter ensemble de leurs problèmes et des solutions à apporter. En dehors de deux magasins coopératifs et de deux caisses populaires, les deux autres membres fondateurs sont la coopérative de pêche et la coopérative artisanale de Chéticamp. Cette dernière a été établie en 1963 pour la fabrication et la vente des tapis hookés (crochetés) de Chéticamp, dont la forme d’artisanat unique a acquis une renommée mondiale. L’histoire de ces deux coopératives illustre à merveille la reconversion économique de la région, même si elles n’ont pas survécu à une conjoncture difficile.

Ainsi en 1992, l’effondrement des stocks de poissons sur la côte est du Canada incite le gouvernement fédéral à décréter un moratoire sur la pêche à la morue et aux autres poissons de fond. Cet arrêt brutal provoque alors une crise profonde du secteur de la pêche à Chéticamp, provoquant aussi la fermeture, en 2006, de la seule usine de transformation de poisson, qui laisse 200 travailleurs sans emploi. En parallèle, des consultations collectives ont permis d’explorer les possibilités de diversifier l’économie régionale dans le secteur du tourisme culturel. C’est ainsi qu’est né, en 2009, le Centre de la Mi-Carême, à Grand-Etang, sur la piste Cabot. Quant à la coopérative artisanale de Chéticamp, qui a su doper l’industrie des tapis crochetés, elle s’est avérée incapable de faire face à ses difficultés financières et a dû fermer ses portes en 2014. Les tapis crochetés sont toutefois restés une tradition acadienne bien ancrée dans la vie culturelle et économique de la région, dont le musée du centre Les Trois Pignons garde précieusement la mémoire.

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Centre Les Trois-Pignons, à Chéticamp (Auteur ICCNS, licence CC BY 2.0)

Aujourd’hui, la région de Chéticamp compte sept coopératives, dont la radio communautaire CKJM. Le mouvement coopératif exerce toujours une forme de pouvoir d’influence que la faible représentation politique des Acadiens n’a jamais pu assurer. 

En mémoire de l’histoire acadienne

La Société Saint-Pierre, propriétaire du centre culturel et d’information Les Trois Pignons, a pour mandat de développer la communauté acadienne et francophone de la région de Chéticamp. Le 15 août 1990, elle a érigé une plaque en l’honneur des Quatorze Vieux de Chéticamp. Chaque année, elle organise le Festival de l’Escaouette, gardien du patrimoine acadien de la région de Chéticamp. De même, toute l’année, le Centre de la Mi-carême organise divers événements et ateliers au cœur des traditions acadiennes.

Dans le Parc national des Hautes Terres, des plaques interprétatives et commémoratives rappellent qu’un village acadien, le Cap-Rouge, a existé jusque dans les années 1930 au nord de Chéticamp, réparti sur plusieurs hameaux. En 1936, le gouvernement fédéral a exproprié les Acadiens du Cap-Rouge, pour permettre la création du parc national, alors que les Ecossais du village voisin de Pleasant Bay ont été épargnés. Bien intégrés dans la piste touristique Cabot, ces lieux de mémoire ne doivent pas faire oublier les épisodes douloureux qu’ont vécu les Acadiens dans leur histoire.

Image d’en-tête : Centre de développement coopératif Anselm Cormier du Conseil coopératif acadien de la Nouvelle-Ecosse, à Chéticamp (Auteur ICCNS, licence CC BY 2.0).

Jean-Marc Agator
Paris, France

Sources principales

Ross, Sally, et J. Alphonse Deveau ; Les Acadiens de la Nouvelle-Ecosse, hier et aujourd’hui ; Les Editions d’Acadie, Moncton, 1995.

LeBlanc, Barbara, et la Société Mi-Carême ; La création et le développement du Centre de la Mi-Carême ; Historic Nova Scotia, consulté le 24 juin 2024.

Conseil de développement économique de la Nouvelle-Ecosse ; Profil communautaire, Région de Chéticamp, 2023.


[1] Subdivision A de la municipalité de comté d’Inverness, peuplée de 5207 habitants, où 43,9% d’entre eux sont encore capables de soutenir une conversation dans les deux langues officielles (Statistiques Canada 2021).

[2] Voir sur ce site l’article générique « Un long combat pour l’éducation en français ».

[3] Par exemple, grâce à lui, un service de traversiers entre Chéticamp et Pictou a été établi en 1886 pour que les Acadiens aient accès à un chemin de fer et à de meilleurs marchés.