Dans la partie sud de l’île du Cap-Breton, les Acadiens de la municipalité de comté de Richmond qui parlent encore français sont regroupés dans l’archipel majoritairement francophone[1] dont l’Isle Madame est l’île principale. Beaucoup d’entre eux sont considérés comme les descendants des Acadiens qui ont émigré au Cap-Breton au début du 18e siècle, notamment à Petit-de-Grat. Comme l’Isle Madame n’était pas propice à l’agriculture, ceux-ci pratiquaient la pêche à la morue et le commerce côtier avec la capitale Louisbourg. Après la chute de Louisbourg en 1758, certains d’entre eux ont réussi à se cacher à l’intérieur des terres puis, se sentant de nouveau en sécurité, sont revenus à Petit-de-Grat pour exercer leur métier de pêcheur. Certes, le lieu était idéalement situé, à proximité des bancs de pêche du plateau continental néo-écossais. Encore fallait-il que les Acadiens trouvent, dans le régime britannique, un acheteur pour leurs prises. Et c’est ainsi que la compagnie Robin est entrée dans leur vie…
Comparaison n’est pas raison
En 1765, la compagnie Robin est la première des compagnies de Jersey à installer son entreprise de pêche et de construction navale à l’entrée du havre d’Arichat. Pour alimenter un commerce de la morue florissant, elle recrute de nombreux pêcheurs et autres travailleurs acadiens, formant une main d’œuvre permanente et dépendante. Ceux-ci ont connu une situation d’endettement et de pauvreté comparable à celle qu’ont vécu leurs cousins de Chéticamp[2] le long du golfe du Saint-Laurent. Mais l’Isle Madame, avantagée par sa position sur les routes de navigation internationales, n’a pas connu l’économie et le peuplement de Chéticamp…

Dans les années 1820, la prospérité du port d’Arichat attire une importante immigration anglophone, contribuant à fragiliser la culture acadienne et francophone de l’archipel. Dans les années 1870, les compagnies de Jersey subissent de plein fouet l’effondrement économique[3] du même port d’Arichat et perdent leur domination. Ce n’est donc pas pour échapper à leur emprise, comme à Chéticamp, que les Acadiens ont participé, dans les années 1930, à l’essor du mouvement coopératif. Ils voulaient simplement maîtriser leur avenir économique et social. Finalement, dans les années 1990, après une nouvelle crise grave dans l’industrie des pêches, les Acadiens de l’Isle Madame ont ressenti le besoin urgent de réfléchir à leur avenir économique. Comment diversifier leur économie, tout en pérennisant leur culture acadienne et francophone ? Un nouvel ancrage culturel s’est imposé. Lequel ? Revenons d’abord au 19e siècle…
Une assimilation précoce
C’est donc dès la première moitié du 19e siècle que l’afflux d’immigrants anglophones a bouleversé profondément la composition ethnique et religieuse d’Arichat. En 1811, 90% des habitants étaient des Acadiens catholiques. En 1838, cette proportion était descendue à 66%. L’historienne Sally Ross[4] a comparé le profil ethnique et religieux d’Arichat à celui de quatre autres villages acadiens de la Nouvelle-Ecosse, à partir des statistiques officielles de 1911, semblables à celles de 1871. Qu’observe-t-on ? Les villages de Petit-de-Grat, Chéticamp et, au sud-ouest de la province, Pointe-de-l’Eglise et Pubnico-Ouest, étaient acadiens et catholiques à presque 100%. Pour sa part, en raison de son pouvoir d’attraction, le village d’Arichat comportait une majorité catholique (78%) composée surtout d’Acadiens, mais également d’Ecossais et d’Irlandais formant une minorité anglophone.
Une minorité d’Anglicans (20%) vivaient aussi à Arichat. Leur église avait été fondée pour servir les marchands de Jersey et leurs familles, qui se considéraient comme anglais. Ces Jersiais bilingues, bien éduqués et particulièrement influents, ont occupé presque tous les postes importants du comté de Richmond jusqu’aux années 1850. Quant aux Acadiens, en l’absence d’une instruction suffisante et de maîtrise du bilinguisme, ils ont toujours été sous-représentés. Leur majorité ethnique, soumise très tôt aux mariages exogames et à l’assimilation, est devenue une minorité linguistique.

Un nouvel ancrage pour l’avenir
A la fin du 19e siècle, à l’Isle Madame, après le déclin du transport maritime et de la construction navale, le secteur des pêches est pourtant encore actif. Au 20e siècle, il se diversifie par la création d’usines de transformation du homard et du poisson, notamment à Petit-de-Grat. Nombre de jeunes Acadiens sont néanmoins contraints de quitter l’archipel pour trouver un emploi. En 1992, la crise grave de l’industrie des pêches[5] incite la communauté acadienne à réfléchir à son avenir économique et culturel. Après de nombreuses rencontres, elle choisit de créer un nouveau point d’ancrage francophone, La Picasse (vieux mot acadien signifiant « ancre »), afin de se construire un avenir sur une base solide.
Qu’est-ce que La Picasse ? Les Acadiens voulaient pérenniser la culture acadienne locale et promouvoir la langue française, toutes deux fragilisées par des décennies d’assimilation, et développer l’économie par l’éducation. C’est ainsi que le centre communautaire culturel La Picasse a ouvert ses portes en 1997, à Petit-de-Grat. Aujourd’hui, ses installations lui permettent d’organiser de nombreuses activités communautaires, artistiques et culturelles. De plus, il offre divers services à la communauté par ses partenariats avec des organismes francophones de la province. Il héberge ainsi le bureau de la région Nord-Est du Conseil scolaire acadien provincial, qui gère quatre écoles publiques[6], et le bureau de l’Isle Madame du Conseil de développement économique de la Nouvelle-Ecosse. De même, il héberge la bibliothèque régionale, la radio communautaire CITU et un bureau communautaire de Service Canada. Enfin, on trouve au même endroit le campus de Petit-de-Grat et le Centre de recherche marine de l’Université Sainte-Anne, la seule université francophone en Nouvelle-Écosse.
On ne pouvait pas rêver une meilleure concentration de services communautaires et culturels, de programmes d’études universitaires et collégiales et de services en développement économique communautaire. Le secteur collégial de l’Université Sainte-Anne l’a d’ailleurs si bien compris qu’il vient de décerner le Prix d’excellence Louis E. Deveau à La Picasse pour récompenser ses efforts pour la communauté. En somme, avec une communauté acadienne et francophone aussi bien ancrée, La Picasse n’a jamais autant mérité son nom.
En mémoire de l’histoire acadienne

Le centre La Picasse, point d’ancrage de la communauté acadienne, gère également le Festival acadien de Petit-de-Grat, manifestation de la fierté acadienne, dont plusieurs activités ont lieu dans le centre.
Parmi les sites patrimoniaux de l’Isle Madame, on trouve à Arichat le musée de la Forge LeNoir, qui rappelle l’âge d’or de la construction navale au 19e siècle. On trouve également l’église Notre-Dame de l’Assomption, de style néoclassique et gothique. Construite en 1837, promue cathédrale en 1844 quand le premier évêque du nouveau diocèse d’Arichat[7] a été ordonné, elle est la plus ancienne église catholique romaine survivante en Nouvelle-Ecosse. Les prêtres du nouveau diocèse, presque tous écossais, avaient la ferme conviction que l’Eglise au Canada ne pouvait être qu’anglophone. Aujourd’hui, même si l’absence d’une Eglise de langue française les désole encore, les Acadiens peuvent se réjouir que leur nouveau point d’ancrage leur réserve un avenir prometteur en français.
Image d’en-tête : Centre La Picasse, Petit-de-Grat (Photo gracieuseté du Centre La Picasse).
Jean-Marc Agator
Paris, France
Sources principales
Ross, Sally, et J. Alphonse Deveau ; Les Acadiens de la Nouvelle-Ecosse, hier et aujourd’hui ; Les Editions d’Acadie, Moncton, 1995.
LeBlanc, Gabriel ; Mon Isle Madame, une histoire acadienne ; Les Editions de la Francophonie, Lévis (QC), 2016.
Conseil de développement économique de la Nouvelle-Ecosse ; Profil communautaire, Isle Madame, 2023.
[1] Subdivision C de la municipalité de comté de Richmond, peuplée de 3136 habitants, où 55,7% d’entre eux sont encore capables de soutenir une conversation dans les deux langues officielles (Statistiques Canada 2021).
[2] Voir sur ce site l’article « Chéticamp. La coopération pour sauver la communauté ».
[3] Dont l’une des raisons majeures est la mise en service de la première écluse du canal Saint-Pierre, en 1869, qui a détourné les navires de commerce vers le lac Bras d’Or.
[4] Sally Ross, « Majorité ou minorité : le cas de l’Isle Madame », SHA, vol. 23 n° 3 et 4, 1992, p.143-157.
[5] L’effondrement des stocks de poissons sur la côte est du Canada pousse le gouvernement fédéral à décréter un moratoire sur la pêche à la morue et aux autres poissons de fond.
[6] Voir sur ce site l’article générique « Un long combat pour l’éducation en français ».
[7] Transféré en 1880 à Antigonish.